Dans "Corporate Investment and Stock Market Listing : A Puzzle ?", John Asker, Joan Farre-Mensa et Alexander Ljungqvist ont observé que les entreprises non cotées réinvestissaient en moyenne l’équivalent de 6,8% de leurs actifs contre 3,7% pour des sociétés cotées. De plus, les sociétés non cotées sont « quatre fois plus réactives aux changements en matières d’opportunités d’investissement que les sociétés cotées. » Les données analysées couvrent la période 2001-2011. Les investissements correspondent aux dépenses consacrées à l’outil de production ("capex") et aux opérations de fusions-acquisitions.
Cette découverte remet en cause un certain nombre de croyances bien établies. Traditionnellement, les étudiants en MBA apprennent que les dirigeants d’entreprises doivent « gaspiller » des actifs en surinvestissant. Puisque ceux qui dirigent de grands groupes ont plus de moyens et de pouvoir sont parfois prêts à gaspiller des ressources pour bâtir des empires. Ils sont prêts à engager des ressources dans des projets faiblement rentables ou à surpayer des acquisitions. Les actionnaires seraient donc avisés de demander à ces dirigeants de changer leur fusil d’épaule et de les encourager à augmenter le dividende ou à procéder à des rachats d’actions, de manière à ce que la trésorerie dégagée par l’entreprise aille aux actionnaires plutôt qu’aux projets des directeurs généraux.
Pression du marché ?
Or ce n’est pas le cas. Lorsqu’on les compare aux entreprises non cotées, les entreprises cotées hésitent à dépenser leur argent. Peut-être est-ce que les générations de MBA des années 1980-90, à qui on avait appris que trop dépenser est mauvais, sont aujourd’hui des investisseurs institutionnels qui font les cours de Bourse des entreprises cotées. Ou est-ce parce que les entreprises non cotées sont plus optimistes sur leurs perspectives d’activité.
Ou bien, autre chose est à l’œuvre. Les chercheurs avancent une troisième possibilité : ce comportement s’explique par un modèle stable. Les actionnaires des entreprises cotées sont plus focalisés sur les résultats trimestriels que ceux des entreprises non cotées. Cette préférence des actionnaires encourage les dirigeants des entreprises cotées de se contenter de ce qu’ils ont plutôt que de viser des objectifs inabordables. Ces dirigeants sont sous la pression d’investisseurs court termistes.
Farre-Mensa m’a expliqué par email comment des investisseurs d’entreprises cotées pouvaient avoir une courte vue et être parfaitement rationnels. « Les investisseurs ne peuvent pas observer ce qui constituerait une opportunité d’investissement au milieu d’autres opportunités… Ils n’ont pas de vue sur un projet particulier. Par conséquent, ils ne peuvent pas évaluer si une entreprise sous-investit, même s’ils savent combien elle a dépensé en matière d’investissement en lisant son rapport annuel. »
Théorie des jeux
C’est une forme de théorie des jeux. L’idée que les investisseurs ne peuvent pas faire la différence entre une entreprise qui investit de manière appropriée et celle qui sous-investit. Celles qui sous-investissent affichent généralement de meilleures performances trimestrielles (leurs résultats augmentent du montant qui n’est pas investi), et les investisseurs peuvent voir les résultats, mais pas le niveau d’investissement, si bien que ceux qui sous-investissent ont tendance à prospérer.
Si les entreprises cotées sont incitées à avoir un comportement sous-optimal pour afficher des résultats favorables sans faire apparaitre de risques sur leurs résultats futurs, de fait les investisseurs rationnels devraient s’en rendre compte et pénaliser les entreprises qui ont des faibles taux d’investissement.
Le modèle offre un cadre d’analyse intéressant. Mais encore faut-il pouvoir mesurer les résultats boursiers d’une telle analyse. Le papier de recherche ne démontre pas que les entreprises cotées ayant un taux de réinvestissement plus élevé offrent des rendements plus attrayants que celles qui ont un taux de réinvestissement plus faible.
De même, l’analyse, qui cherche à neutraliser l’effet de la taille ou le secteur d’activité, mais également les questions de traitement fiscal ou les choix comptables, pourrait être passée à côté de quelque-chose. Un autre facteur pourrait expliquer les écarts d’investissement entre les deux groupes.
Il n’est pas démontré qu’un faible taux d’investissement – bien établi entre sociétés cotées et non cotées – est une mauvaise chose en soi.
Myopie des investisseurs
A mon avis, la thèse des chercheurs est néanmoins exacte. Les investisseurs font preuve de myopie ; ils incitent les entreprises à avoir des comportements sous-optimaux ; et les cours de Bourse ne reflètent pas ces décisions non efficientes. Je pense que les entreprises cotées qui investissent pleinement et correctement dans leur activité et qui donc publient des résultats de moins bonne qualité sont sous-évaluées.
Cette myopie des investisseurs est un cas d’école de la finance comportementale. Une étude de 1995 a découvert que les entreprises cotées ont un horizon d’investissement court car leurs dirigeants pensent que le marché n’est pas capable d’apprécier le potentiel de projets sur longue période. Une enquête de 2005 a découvert que les responsables d’entreprises n’engageaient pas dont la valeur actuelle nette est positive, si cela conduisait l’entreprise à ne pas respecter ses prévisions de résultats pour le trimestre à venir. La motivation de sous-investir est bien présente. Le problème est qu’il est difficile, voire impossible de trouver des gérants de portefeuilles qui détenaient des titres d’entreprises présentant des taux élevés de réinvestissement.