Cet article fait partie de la série "Perspective", qui regroupe des contributions externes. Le texte suivant a été rédigé par l'équipe des stratégistes de J.P.Morgan Asset Management.
Une vérité qui dérange ?
Comme l’iceberg sur lequel l’ours polaire du film « Une vérité qui dérange » s’est réfugié, les anticipations de remontée des rendements obligataires en 2014 ont fondu comme neige au soleil. En début d’année, les intervenants tablaient majoritairement sur une remontée plutôt significative des rendements obligataires et le consensus Bloomberg prévoyait que le rendement des valeurs du Trésor américain à 10 ans s’établirait autour de 3,4% en fin d’année.
Pourtant, à l’heure où nous écrivons, les rendements obligataires américains et européens sont proches de leurs plus bas niveaux depuis plusieurs mois. Les rendements des bons du Trésor américain et des obligations allemandes (à 10 ans dans les deux cas) se situent aux alentours de 2,51% et à près de 1,33%, respectivement, alors que les spreads obligataires ont enregistré un pic dans les pays périphériques de la zone euro.
De façon un peu moins spectaculaire, les actions ont jusqu’à présent défié les attentes, essentiellement en raison de l’atonie de leur performance, l’indice MSCI Monde n’ayant progressé que d’un petit 1,3%, alors que les intervenants prévoyaient en début d’année une hausse soutenue d’entre 5 et 10% pour 2014.
Se pourrait-il que la vérité qui dérange derrière tout cela soit que la vigueur de la croissance économique constatée depuis le début de l’année dans les pays développés ne se soit pas renforcée autant que prévu ?
Aux États-Unis, la croissance du PIB réel du premier trimestre n’a été que de 0,1% seulement en données annualisées. En Europe, la croissance du PIB du premier trimestre a également déçu, ressortant à 0,2% en glissement trimestriel (ou 0,8% en données annualisées), alors que les anticipations qui tablaient globalement sur le double de ce chiffre.
Se pourrait-il, en outre, que la performance du marché ne soit que le reflet de cette situation ? Par exemple, notre cadre interne d’investissement G-Map montre que, d’un point de vue technique, l’économie américaine est dans un régime de stagflation marqué par une accélération de l’inflation et un ralentissement de la croissance.
Historiquement, cela semble globalement cohérent avec le parcours global que le marché vient de connaître, c’est-à-dire une performance très modeste des actions et – ce qui peut surprendre – une surperformance des obligations.
Retards, toujours des retards
Notre scénario macroéconomique de base table toujours sur une accélération de la croissance mondiale cette année, sous l’impulsion des États-Unis et de l’Europe (les économies émergentes, contrairement à l’habitude, ne participant pas vraiment au mouvement).
Bien que nous pensions que les données sous-jacentes et les indicateurs avancés de l’économie confortent cette perspective à différents égards, pour l’heure un certain nombre de facteurs spécifiques exceptionnels ont de nouveau freiné la reprise qui tarde à se manifester au niveau des chiffres réels publiés.
C’est un refrain que l’on commence à connaître. L’an dernier, c’était la rigueur budgétaire qui pesait sur l’activité économique aux États-Unis et cette année, la faute incombe aux très mauvaises conditions météorologiques hivernales ainsi qu’à l’inflexion du cycle des stocks.
En Europe, un hiver anormalement doux (bien qu’humide) a, à l’inverse, généré des distorsions de croissance cette année, dopant les activités de construction en Allemagne, mais pesant sur l’activité des services d’intérêt public dans d’autres pays (comme la France, par exemple).
Lorsque l’on corrige notre cadre interne de l’impact hivernal, on constate un régime inflationniste aux États-Unis (avec une accélération plutôt qu’un ralentissement de la croissance), ce qui devrait impliquer de meilleures performances pour les actifs à risque que dans un régime de stagflation – avec une volatilité relativement élevée toutefois.
Ainsi, d’un point de vue sous-jacent, il nous semble que les choses cadrent bien avec notre vision, mais cela soulève la question de savoir dans quelles proportions les marchés intègrent réellement dans les cours les facteurs sous-jacents (ou l’état sous-jacent) de l’économie plutôt que les chiffres « totaux ».
Comme toujours, il est probable que la vérité se situe quelque part entre les deux, mais se concentrer uniquement sur une vision « corrigée » de l’économie peut parfois induire des confusions concernant le comportement du marché.
Quant à la différence de réaction du marché à la croissance décevante de cette année par rapport à l’an dernier, les niveaux de valorisation pourraient y être pour beaucoup.
Après tout, les niveaux de valorisation des actions se sont fortement appréciés dans le monde développé l’an dernier, les PER glissants ayant progressé de 28% aux États-Unis et en Europe et les rendements des obligations américaines à 10 ans ayant pris plus de 120 pb (même si ce chiffre a toutefois été inférieur de moitié en Allemagne).
Après une telle intégration de la reprise économique dans les cours, il ne serait sans doute pas surprenant que le marché manifeste une réaction d’impatience un peu plus marquée si la croissance devait à nouveau prendre du retard.
Ce scénario fondé sur la croissance n’est évidemment pas « un long fleuve tranquille » – certains pourraient dire par exemple que les signes soutenus de hausse de l’inflation aux États-Unis auraient dû entraîner une remontée des rendements obligataires plutôt qu’une baisse de ceux-ci.
Cependant, les niveaux absolus d’inflation demeurant faibles, cela ne pourrait à juste titre être vrai que si le marché s’inquiétait d’abord d’une inflation trop faible, ce qui est discutable dans le cas de l’économie américaine.
Au final, toutefois, si notre scénario de base d’une accélération de la croissance à partir du deuxième trimestre devait se vérifier exact, il faudrait que celle-ci se répercute enfin sur les chiffres réels – après quoi on pourrait probablement assister à une appréciation des rendements obligataires et des actions. Pour l’instant, le marché lutte pour y croire.
Pas de découplage des bénéfices
La croissance déçoit aussi au niveau des bénéfices des entreprises. Aux États-Unis, les prévisions de croissance bénéficiaire du premier trimestre des valeurs de l’indice S&P500 étaient supérieures à 8% au début de l’année. Il semble maintenant que la croissance du premier trimestre ne sera que légèrement supérieure à 5% et les anticipations ont chuté jusqu’à 1,5% entre-temps. Mais, comme toujours, les entreprises américaines ont battu ces prévisions revues à la baisse à plate couture.
Pour l’ensemble de 2014, les prévisions de croissance sont maintenant tombées juste au-dessous de 8% par rapport à un pic de 10-11% à l’automne.
L’important ici est que le cycle économique reste le principal moteur de la croissance des bénéfices et que si l’économie déçoit, alors il en ira de même pour les bénéfices. Les entreprises ont la possibilité de compenser les déceptions au niveau des chiffres d’affaires en contrôlant les coûts, mais de façon limitée, et il est incontestable que les bénéfices des entreprises américaines se sont à nouveau mieux comportés que l’économie au premier trimestre.
Les bénéfices du premier trimestre ont été faibles en Europe aussi. Il est difficile d’avoir les chiffres précis des bénéfices trimestriels, mais le pourcentage d’entreprises européennes ayant dépassé les prévisions reste faible à 47%, par rapport à une moyenne à long terme de 53% selon Bank of America Merrill Lynch. Les prévisions de place pour l’année civile 2014 ont chuté encore plus fortement qu’aux États-Unis et se situent maintenant à 8,9%, contre un pic de 14% en novembre.
De nouveau, si notre anticipation d’un raffermissement de l’économie pendant le reste de 2014 se vérifie, nous devrions également assister à une reprise de la croissance des bénéfices et peut-être, au final, voir même le consensus réviser ses prévisions à la hausse. Mais pour l’heure, cette perspective a été retardée une nouvelle fois.