Cet article fait partie de la série "Perspective", qui regroupe des contributions externes. Le texte suivant a été rédigé par l'équipe des stratégistes de J.P.Morgan Asset Management.
D’ici à la fin de ce mois, l’éléphant aura quitté le magasin de porcelaine. Le programme d’assouplissement quantitatif de la Réserve fédérale (QE) aura vécu, pour entrer dans l’histoire, du moins de ce cycle économique. Début 2014, la Réserve fédérale achetait presque toutes les émissions brutes à long terme des Etats-Unis.
Nous allons terminer l’année sur une absence totale d’achats de sa part. Pourtant, les rendements à 30 ans aux Etats-Unis ont reculé de 80 pb depuis le début de l’année, la performance des cours s’avérant supérieure à 16 %, soit près de 10 % de plus que l’indice S&P. Avec la baisse du chômage, la hausse de la production et l’amélioration de la confiance, un tel contexte économique défie l’entendement.
Quel est donc le facteur de soutien des obligations à long terme des Etats-Unis ? Et celui-ci va-t-il perdurer ?
Même avec le redressement de l’économie américaine et la normalisation de sa politique monétaire, la mollesse de la croissance mondiale et l’impact des taux négatifs en Europe sont susceptibles de soutenir une forte demande de duration. La Réserve fédérale étant supposée commencer à relever ses taux d’intérêt, ceci implique un fort biais d’aplatissement de la courbe des taux, un élément que nous voyons se déployer au cours des 12 à 18 prochains mois.
Néanmoins, la sortie imminente des marchés obligataires préparée par la Réserve fédérale rend un certain nombre d’intervenants nerveux sur le fait que les anticipations d’aplatissement au cours du prochain cycle de hausse des taux sont excessives – à la fois sur la stratégie de courbe et sur les marchés à terme.
Nous partageons dans une certaine mesure ce point de vue. Les données publiées par la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) impliquent que le marché est positionné avec un biais d’aplatissement, bien qu’il soit difficile de déterminer avec précision dans quelle mesure le positionnement du marché coté est compensé contre les positions du marché de gré à gré (OTC).
Nous ne partageons cependant pas la seconde idée, selon laquelle le marché à terme surestime le potentiel d’aplatissement de la courbe des taux au moment où se déploie le cycle de hausse.
Les marchés à terme anticipent un cycle de hausse de quatre années correspondant à 112 pb d’aplatissement sur le segment 5-30 ans. Cependant, les sept derniers cycles de hausse n’ont duré en moyenne que 19 mois, soit 139 pb d’aplatissement sur la partie 5-30 ans. A notre avis, les marchés à terme surestiment probablement la durée du prochain cycle de hausse et sous-estiment l’intensité de l’aplatissement de la courbe. Si le rythme de normalisation est en ligne avec sa moyenne historique, les contrats à terme n’intègrent que la moitié de l’aplatissement potentiel.
L’argumentation opposée à l’idée d’un aplatissement de la courbe qui serait conforme aux modèles historiques rejoint l’idée selon laquelle “Sans la Réserve fédérale, qui achètera les bons du Trésor américain à long terme ?”
A première vue, cette approche peut sembler fondée – ne serait-ce que du fait que la Réserve fédérale (US) détient désormais 20 % de l’encours des bons du Trésor américain – mais elle ignore la demande rampante de duration susceptible de persister aussi longtemps que les craintes déflationnistes subsisteront au niveau mondial.
Nous sommes en profond désaccord avec ceux qui redoutent que les bond vigilantes (investisseurs obligataires qui vendent des obligations d’Etat pour faire monter les rendements) ne soient tapis dans chaque recoin du marché, impatients de dévoiler leurs batteries maintenant que la Réserve fédérale a mis fin à son QE.
Nous identifions trois facteurs persistants qui soutiennent la demande de duration : l’accumulation de réserves auprès des banques centrales, les rendements négatifs, l’extension des durations.
Les réserves des banques centrales au niveau mondial s’élevaient à 11 700 milliards USD en 2013, soit 15,9 % du PIB mondial. Le FMI prévoit un PIB mondial de 81 000 milliards USD pour l’année 2015. Si les réserves restent stables à 15,9 % du PIB, elles atteindront 13 000 milliards USD en 2015, mais si l’accélération de l’accumulation des réserves, en proportion du PIB, correspond à celle constatée au cours de ces six dernières années, ce chiffre devrait alors approcher de 14 000 milliards USD. La vérité se situe probablement entre les deux thèses, mais la fourchette de croissance des réserves qu’elle implique évolue entre 600 milliards USD et 1 100 milliards USD en 2015. Citigroup estime l’émission nette de bons du Trésor américain à 609 milliards USD cette année et 544 milliards USD en 2015.
La croissance des seules réserves dépasse ce chiffre, même sans la Réserve fédérale. Le problème est que les banques centrales préfèrent les maturités les plus courtes et que les obligations U.S. ne sont pas les seuls actifs de réserve. Ces affirmations ne sont pas dénuées de fondement mais ignorent les effets des rendements négatifs ailleurs.
Les marchés obligataires du G4 s’élèvent à 23 400 milliards USD (12.100 milliards USD en bons du Trésor U.S., 7 900 milliards USD en JGB, 2 100 milliards USD en Gilts, et 1 300 milliards USD en Bunds). Mais si nous excluons les presque 90 % de JGB détenus en dernier ressort par les investisseurs nationaux, les marchés obligataires sans risque du G4 sont plus proches du chiffre de 16 000 milliards USD.
Etant donné que près de 40 % du marché du German Bund présentent des rendements nominaux négatifs et que la totalité de la courbe du Gilt est négative en termes réels, les options qui s’offrent aux investisseurs sont limitées.
Les rendements nominaux négatifs provoquent une extension significative de la duration sur les marchés obligataires de la zone euro, qui se répercute à son tour sur les bons du Trésor américain.
De nombreux investisseurs sont soumis à l’interdiction d’acheter des rendements nominaux négatifs et sont contraints de se reporter sur des durations plus longues ou sur une moindre qualité de crédit. Ils se déportent ainsi du segment inférieur à 3 ans vers le segment du 5 ans, alors que les trésoriers des banques évoluent de plus en plus vers le segment du 7 ans – tous ces intervenants accentuant ainsi la pression sur les rendements à plus long terme.
Les autres acheteurs sont également contraints d’évoluer vers des maturités de très longue durée, exerçant ainsi une pression à la baisse sur les rendements à long terme.
Pour faire face à leurs engagements, les assureurs-vie européens sont désormais contraint de prendre un risque important de duration : les compagnies d’assurance-vie françaises ont besoin de détenir des OAT à 35 ans pour couvrir leur garantie moyenne de 2,4 %, alors que leurs homologues italiennes ont besoin de détenir des BTP à 30 ans pour couvrir leur garantie de 3,5 %.
L’extension de la duration pourrait être essentiellement ressentie sur les marchés locaux, mais du fait que les obligations à long terme des Etats-Unis restent le “véhicule mondial de duration” une répercussion sur les courbes de taux des Etats-Unis est hautement probable.
Nous prévoyons que le biais d’aplatissement sur les courbes de taux aux Etats-Unis va se déployer largement en ligne avec les modèles historiques – même en tenant compte de la tombée de rideau imminente pour le QE de la Réserve fédérale.
Au cours du cycle 2004-06, l’insuffisance de l’offre de 30 ans a soutenu le segment long de la courbe des taux des Etats-Unis. Dans ce cycle haussier les craintes de déflation au niveau mondial et les taux négatifs vont probablement jouer le même rôle.
Mais les conséquences resteront les mêmes : un aplatissement des courbes de taux aux Etats-Unis au moment où la Réserve fédérale s’engage dans une phase haussière.