Cet article fait partie de la série "Perspective", qui regroupe des contributions externes. Le texte suivant a été rédigé par Didier Saint-George, membre du comité d'investissement de Carmignac Gestion.
Après que nous ayons tant insisté depuis le début de l’année sur la fragilité croissante des marchés financiers (voir en particulier la Carmignac’s Note d’avril « Un monde fragile » et celle de juillet « La grande transition a commencé »), il fallait bien qu’un jour une étincelle vienne allumer le mélange hautement inflammable que constituent des marchés portés depuis cinq ans par des banques centrales de plus en plus désarmées et une croissance globale toujours incapable d’accélération.
Cette étincelle aura été la décision par la Banque centrale chinoise de faire décrocher de quelques pourcents la parité du Renminbi le 11 août dernier. Cette décision ne constitue qu’un catalyseur. Pour l’instant, si la croissance chinoise s’est beaucoup affaiblie, ce qui n’est pas un scoop, aucune donnée fiable n’indique qu’elle se soit effondrée récemment, justifiant une triviale amorce de dévaluation compétitive.
Le noeud de l’affaire est plus complexe mais plus explosif. Il réside dans la collision entre la transition générale, menée par les États-Unis, vers la fin des mesures d’urgence qui avaient commencées en 2009 et celle de la Chine qui vise à avancer à marche forcée vers une restructuration profonde de son économie et l’ouverture de ses marchés de capitaux.
L’immense apport de liquidités au système financier global depuis six ans, qui avait permis une envolée du prix des actifs financiers (+200% pour l’indice S&P 500 depuis son point bas de 2009), le gonflement des réserves de change chinoises et une compression sans précédent des taux d’intérêt atteint ses limites.
La fin du « quantitative easing » de la Fed depuis octobre 2014 et l’inévitable reprise en main de la bulle de crédit en Chine voient leurs effets commencer à se propager dans le système financier au moment où l’économie globale demeure instable et l’économie chinoise ralentit.
Le durcissement de ces conditions de liquidités globales, en particulier si les sorties de capitaux de Chine et du monde émergent devaient se poursuivre, crée la menace de pressions déflationnistes renforcées sur des économies développées qui n’en n’ont guère besoin. En anticipation de cette problématique, les marchés ont maintenant entamé une phase intermédiaire instable. Cet enjeu désormais concret nous enjoint d’adopter la tratégie d’investissement très prudente à laquelle nous nous préparions depuis le début de l’année.
Le risque pour les économies développées n’est pas tant une aggravation du ralentissement économique de la Chine que la forte détérioration de sa balance des paiements. Le ralentissement économique chinois est connu, et les statistiques économiques publiées en août (activité industrielle, exportations, investissement) n’ont fait que confirmer cette tendance. Ce qui est moins reconnu est la vitesse du rééquilibrage par lequel la contribution des Services au PIB excède désormais de 15% celle de l’industrie.
Cette restructuration économique est particulièrement douloureuse pour les partenaires commerciaux de la Chine et leur fait ressentir à bon droit comme un « hard landing » une croissance que nous estimons aujourd’hui proche de 5% l’an (les dépenses de consommation à elles-seules affichent une croissance d’environ 10%, et l’e-commerce croît au rythme de 38% l’an).
L’enjeu principal est ailleurs. La fin du « quantitative easing » et la perspective d’un relèvement des taux directeurs par la Fed ont amorcé un puissant reflux des capitaux qui s’étaient investis en Chine depuis 2009 (en réalité le phénomène avait même commencé en 2003).
La pression à la baisse sur le Renminbi qui en résulte s’est exacerbée depuis que les autorités chinoises ont annoncé le 11 août la fin effective de l’arrimage systématique au dollar américain, et oblige désormais les autorités à utiliser leurs réserves de change pour empêcher une baisse désordonnée de la monnaie.
La Chine dispose certes d’un matelas considérable de réserves de change et devrait être largement capable de faire face. Mais l’utilisation par la Chine de ses réserves de change pour soutenir sa monnaie est un renversement majeur de la tendance des six dernières années.
Elle est cohérente avec l’ambition affichée par la Chine d’élever le RMB au statut de monnaie forte et stable, susceptible d’accéder rapidement au rang de monnaie de réserve.
Mais elle va aujourd’hui à plein contre-courant d’une économie chinoise en fort ralentissement et d’une économie globale encore accoutumée à la création monétaire.
Certaines études estiment à plus de 600 milliards de dollars le montant de capitaux qui pourraient sortir de Chine dans les douze prochains mois par débouclement des fameuses opérations de portage, avatars majeurs de la création monétaire américaine des dernières années. Cette pression pourrait mener à un moment les autorités chinoises à finalement laisser décrocher davantage leur monnaie plutôt que puiser davantage dans leurs réserves de change.
Une telle capitulation sous la pression des marchés constituerait alors probablement un remède pire que le mal pour les partenaires économiques de la Chine, car il consisterait pour cette dernière à finalement « exporter » par la baisse de la monnaie, ses propres pressions déflationnistes à ses partenaires commerciaux. S’ajoute à ce tableau préoccupant une confiance très amoindrie dans le pilotage de la situation par les autorités chinoises.
En effet, elles ont récemment perdu beaucoup de crédibilité en créant très maladroitement une bulle de valorisation sur le marché des actions domestiques en début d’année, par l’encouragement d’achats spéculatifs par les particuliers, pour ensuite très mal gérer la gestion de son éclatement, qui maintient encore aujourd’hui des centaines de titres chinois suspendus de cotation.
Ralentissement économique et resserrement des conditions de liquidité ne font pas bon ménage. Ce qui rend l’ensemble de l’édifice particulièrement instable (voir « Un monde fragile ») est que tout le soutien monétaire apporté au système financier global depuis 2009 a permis une revalorisation considérable des actifs financiers, tandis qu’il n’est parvenu à mener les économies développées que sur un rythme de croissance encore très modeste.
En dépit d’un second trimestre revu en hausse, la croissance économique américaine dépassera de peu les 2% cette année. L’embellie de la zone euro semble se poursuivre, mais la croissance en 2015 dépassera difficilement 1,5% cette année. Par conséquent, au moment où le soutien des marchés par la liquidité est menacé, le ralentissement de la locomotive chinoise, qui empêche une accélération de la croissance globale, rend ces niveaux de valorisation vulnérables. De plus, il est patent que les fleuves de liquidités déversées par les banques centrales n’ont pas permis davantage de faire remonter au-dessus de la zone de danger les rythmes d’inflation dans le monde développé. La recrudescence de pressions déflationnistes, déjà renforcées par l’effondrement du prix de l’énergie, que provoquerait un affaiblissement généralisé des pays émergents et de leur monnaie, poserait par conséquent une difficulté supplémentaire pour les économies américaines et européennes.
Le mirage du QE à l’infini
Nombre d’investisseurs ont construit leur confiance dans les marchés sur l’anticipation qu’une croissance économique globale faible constituait la meilleure assurance d’un soutien monétaire ininterrompu des banques centrales du monde développé. Cette confiance a permis depuis cinq ans d’interpréter systématiquement toute mauvaise nouvelle économique comme une bonne nouvelle pour les marchés. L’augmentation des sorties de capitaux du monde émergent, en tant que phénomène réducteur des liquidités globales, constitue donc le premier défi à cette position de confort.
Mais de plus, les banquiers centraux sont bien conscients que cette fuite en avant, qui poursuit sans fin une politique de création monétaire et revalorise les actifs financiers bien plus rapidement qu’elle ne permet de relancer l’activité économique, met en danger leur crédibilité même. Janet Yellen est aujourd’hui en première ligne, qui se retrouve déjà pour cette fin d’année devant la situation extrêmement délicate de devoir choisir entre poursuivre encore un peu la fuite en avant pour protéger l’économie américaine de la flammèche chinoise, ou commencer à relever les taux directeurs pour préserver la crédibilité de la Fed, au risque de jeter de l’huile sur le feu.
Que faire ?
La forte volatilité qu’ont dû subir les investisseurs sur les marchés actions au mois d’août doit beaucoup au poids des gestions passives et algorithmiques, et à la couverture des énormes positions optionnelles ouvertes, qui ont mécaniquement déclenché des ordres de vente et d’achat en renforcement des mouvements de marché. Ces fluctuations exorbitantes ont rendu la valeur ajoutée de la gestion fondamentale dérisoire à très court terme. Mais l’enjeu va bien au-delà.
Le risque d’un reflux des conditions de liquidité globale constitue une menace pour les marchés qui justifie une réduction importante des niveaux d’exposition, toutes classes d’actifs confondues (actions, taux et devises). Ne perdons pas de vue en effet qu’un nouvel affaiblissement de la croissance et une recrudescence de pressions déflationnistes ne seraient pas compatibles avec un monde toujours surendetté.
Naturellement, une telle perspective est suffisamment défavorable pour que les marchés hésitent à y consentir d’un coup. Les banques centrales pourront bien reporter encore le moment de vérité en offrant une nouvelle fois le réconfort élusif du QE à l’infini.
Et les autorités chinoises pourront s’avérer capables d’enrayer les sorties de capitaux, fût-ce par le retour à un contrôle quasi absolu des flux. Peutêtre faudra-t-il dans ce cas déclarer l’alerte passée et revenir temporairement à des taux d’exposition plus ambitieux. Mais même dans cette hypothèse, il demeurera justifié de maintenir plus que jamais des constructions de portefeuille adaptées au contexte d’une croissance fragile.
Parier sur une accélération du cycle économique aujourd’hui nous semblerait faire preuve d’une grande cécité. A contrario, dans un monde où les entreprises capables d’une forte croissance de résultats seront plus rares que jamais, la sélection de tels champions, souvent leaders mondiaux dans des secteurs à très forte valeur ajoutée, pourra faire la différence contre des indices boursiers malmenés. De même la sélection extrêmement rigoureuse d’émetteurs privés pourra être source de performance absolue dans l’univers obligataire.
Dans tous les cas, une occasion historique s’annonce pour la gestion active de faire ses preuves face à la gestion passive.