Cet article fait partie de la série "Perspective", qui regroupe des contributions externes. Le texte suivant a été rédigé par Patrik Schöwitz, stratégiste Multi-Asset Solutions au sein de l'équipe de gestion de J.P.Morgan Asset Management.
Dans un environnement de marché particulièrement agité, les actifs risqués ont été vendus partout dans le monde, dans un contexte d’incertitude grandissante sur de nombreux sujets : les perspectives de la croissance mondiale et la politique monétaire, les matières premières, le dollar US. Ceux qui espéraient que la saison des bénéfices du quatrième trimestre apporterait une certaine clarification sont susceptibles d’éprouver une certaine déception.
Nous avons déjà débattu antérieurement de l’assombrissement des perspectives d’évolution des bénéfices US provoqué par le niveau élevé des marges, la force du dollar et la stagnation des chiffres d’affaires. Nous avions également attiré l’attention sur le danger d’un pessimisme excessif, en réaffirmant notre anticipation d’une croissance du bénéfice par action (BPA) en 2016 avoisinant le milieu d’une fourchette à un chiffre.
L’une des raisons du caractère relativement positif de notre analyse repose sur le fait que, selon les données historiques, les reculs importants des bénéfices semblent toujours survenir de concert avec les récessions économiques, ce que nous n’anticipons toujours pas pour les États-Unis.
En dehors des périodes de récessions économiques, les reculs des bénéfices sont rares, et ont tendance à être modérés (inférieurs à 10 %) et habituellement provoqués par des difficultés habituellement rencontrées par les secteurs liés aux matières premières.
Nous constatons un désaccord croissant chez les investisseurs et les observateurs non seulement sur les perspectives de croissance des bénéfices en 2016 mais sur le niveau de la croissance en 2015. Cette divergence est-elle importante alors que nous sommes convaincus de la validité de notre analyse sur la croissance sous-jacente du BPA cette année ?
En effet, devant l’abondance des débats engagés au cours de ces semaines de volatilité sur le multiple à appliquer à quel type de bénéfice, nous pensons qu’une incertitude accrue implique habituellement un affaiblissement des multiples, dans la mesure où les investisseurs révisent à la baisse les prévisions qui leur sont soumises.
De plus, il est tout à fait possible de retourner l’argument sur la relation entre bénéfices et récessions : les bénéfices étant selon certains instruments de mesure en baisse d’à peine 10 % en 2015, une telle évolution est-elle pour autant le signe avant-coureur d’une récession imminente, qui verrait ensuite les bénéfices chuter encore plus fortement ?
La première source du désaccord actuel réside dans la distinction entre les bénéfices tels qu’ils sont publiés, c’est à dire dans le strict respect des normes comptables, et les bénéfices corrigés par les analystes (ou pro-forma). L’écart entre les deux est inhabituellement important, provoqué en grande partie par les dépréciations d’actifs dans les secteurs exposés aux matières premières.
La seconde cause de divergence porte sur l’exclusion ou non du secteur de l’énergie (et des matériaux) afin de faire apparaître les tendances sous-jacentes des bénéfices, même s’il existe clairement une possibilité de contagion à d’autres secteurs, par exemple les valeurs industrielles et les banques.
Une fourchette plus large qu’à l’accoutumée
Sans surprise, nous assistons à l’émergence d’une fourchette des estimations de bénéfices bien plus large que d’habitude pour l’exercice 2015 tout comme pour 2016.
Les stratégistes qui se concentrent sur les chiffres pro-forma incluant l’énergie estiment que la croissance du BPA 2015 devrait être plus ou moins égale à 0. Par contre, les bénéfices publiés ont reculé d’environ 8 à 9 % en 2015 – chiffre suffisant pour caractériser une récession des bénéfices.
Quoi qu’il en soit, il est peut-être rassurant de constater que les deux approches convergent approximativement sur le chiffre global de la croissance des bénéfices hors secteur de l’énergie, lequel atteindrait environ +6 à +8 %.
Pour 2016, la fourchette des prévisions est encore plus large : en prenant en compte les deux définitions du BPA et les opinions des stratégistes, celle-ci va d’une croissance d’environ 0 % jusqu’à un maximum de 17 % énergie incluse, ou de + 2 % à + 12 % en excluant l’énergie.
Les prévisions de croissance pour 2016 basées sur les chiffres tels qu’ils sont publiés sont généralement plus élevées du fait qu’ils abandonnent un socle bénéficiaire 2015 déprimé par les dépréciations et se fondent sur l’hypothèse que celles-ci ne sont pas récurrentes. Du fait de cette dispersion, on ne s’étonne pas que les investisseurs soient plongés dans un abîme de perplexité !
Compte tenu du fait que les entreprises représentant 80 % de la capitalisation boursière de l’indice S&P 500 ont publié leurs résultats, la saison des bénéfices du quatrième trimestre est-elle à même d’éclairer le débat sous un jour nouveau ?
En restant sur ce thème, jusqu’à présent, même à ce stade tardif de la saison des bénéfices, la fourchette de leur croissance en glissement annuel reste large : comprise entre environ – 6 % et tout juste – 1 % lorsque les estimations intègrent le pétrole et entre + 2 % et + 9 % en l’excluant.
S’il peut être tentant de faire l’impasse sur les chiffres pro-forma en les considérant comme trop optimistes, du fait qu’ils éliminent les écritures comptables ponctuelles gênantes, nous pensons réellement que le message émanant des chiffres pro-forma est le plus troublant.
Ceux-ci témoignent en effet d’une décélération régulière de la croissance des bénéfices tout au long de 2015, que le secteur de l’énergie soit inclue ou non. Par contre, les chiffres des bénéfices publiés montrent un rebond important au quatrième trimestre après trois trimestres consécutifs de croissance négative, les écritures ponctuelles disparaissant de la comparaison en variation annuelle.
Ce qui ressort clairement de la saison des bénéfices du quatrième trimestre c’est que le chiffre avec lequel les entreprises ont battu les estimations. Ce dernier n’a rien de particulier en s’établissant autour de 4 %.
Dans la mesure où celui-ci intervient après une révision en baisse des prévisions supérieure à la moyenne, cette performance semble légèrement décevante. De plus, la lecture la plus optimiste des résultats ne peut passer sous silence le fait que le contexte sectoriel de la croissance des bénéfices est au mieux fragmentaire, seuls trois secteurs (la consommation discrétionnaire, la santé et les télécommunications) faisant état d’une solide croissance.
Le secteur financier, épicentre des inquiétudes actuelles du marché, a publié une croissance de 2 % après avoir enregistré la plus forte détérioration de prévisions de tous les secteurs : en octobre dernier, les prévisions du consensus tablaient encore sur une croissance de 20 % au quatrième trimestre.
S’il fallait déceler un signe d’espoir dans ces résultats, il s’agirait des prémisses d’un rebond des chiffres d’affaires. En excluant le secteur de l’énergie, la croissance des chiffres d’affaires a rebondi d’un peu plus de 2 % au quatrième trimestre, contre moins de 1 % au cours des deux précédents trimestres.
Où en sommes-nous donc ? Pour aller droit au but, nous estimons qu’en 2015 la croissance sous-jacente des bénéfices hors secteur de l’énergie est de fait restée positive en se situant dans le haut de la fourchette à un chiffre, mais elle a ralenti énormément en fin d’année. Pour le futur, notre modèle de bénéfices macro top-down laisse entrevoir pour 2016 une croissance des bénéfices se situant dans le milieu de la fourchette à un chiffre.
Ce chiffre concorde avec une approche simple qui vise une croissance des chiffres d’affaires en ligne avec une croissance possible du PIB nominal d’environ 4 % et l’absence de contribution des marges déjà tendues (nous sommes réticents à anticiper un recul des marges aussi longtemps que la croissance des chiffres d’affaires restera raisonnable).
Une croissance se situant dans le milieu de la fourchette à un chiffre serait loin d’être stratosphérique et laisserait peu de place à la déception mais la constatation d’un chiffre de croissance positif pourrait être particulièrement bénéfique pour la confiance des investisseurs. Néanmoins, avec le brouillard entourant les bénéfices, les investisseurs vont encore rester sceptiques en attendant d’avoir pu analyser quelques trimestres complémentaires de publication de résultats. Dans l’intervalle, ils ne sont pas susceptibles de contribuer à une hausse des multiples du marché.
Implications pour les classes d'actifs
Nous sommes plus prudents aujourd’hui qu’au cours des récents accès de faiblesse du marché du fait que nous constatons une détérioration bien plus étendue des conditions financières. Tout en maintenant un biais positif sur les actifs risqués, dans ce contexte d’incertitude nettement accrue nous estimons prudent de n’accepter que des niveaux de risque relativement faibles dans nos portefeuilles multi-actifs, tout en maintenant une position neutre sur les actions par rapport aux obligations. A court terme, nous nous concentrons sur des positions de valeur relative.
Nous maintenons notre analyse selon laquelle une récession aux États-Unis présente un faible niveau de probabilité et selon laquelle la croissance devrait en définitive rester positive sur les marchés développés ; cette vision des choses demandera cependant du temps avant de s’imposer aux investisseurs. Sur ce plan, la dernière saison des bénéfices n’a pas réellement contribué à éclaircir le débat.