Optimistes et pessimistes
Pour les spécialistes des valeurs de croissance, chaque jour est un nouveau départ : secteurs à inventer, monopoles à créer, bénéfices records à engranger. Un investisseur en valeurs de croissance, c’est un peu un enfant le matin de Noël, qui dévale les escaliers pour aller voir ce qui se cache sous le sapin. Ou un chiot frétillant qui n’a qu’une hâte : sortir et découvrir ce que le vaste monde lui réserve.
La vie des investisseurs en valeurs décotées est moins trépidante. Eux savent ce qui attend leurs fougueux concurrents : une amère déception.
Le cadeau de Noël ? Une écharpe artisanale qui ressemble étrangement au chapeau de la tante Edna. L’aventure du chiot ? Bridée par une laisse, avec interdiction formelle de régler son compte à l’écureuil qui ne se cesse de l’asticoter.
Sans parler de cette chaîne de magasins de cupcakes au succès garanti, acculée à la faillite par les donuts.
En deux mots, l’investisseur en valeurs décotées ploie sous l’expérience. Et sous la certitude absolue que les valeurs de croissance finiront tôt ou tard par voir les nuages s’amonceler. Mais voir la vie en noir rapporte.
Le marché actions a historiquement récompensé ceux qui savent tirer les leçons du passé et éviter les erreurs de débutant.
Les premiers pas de Jeremy Grantham
Jeremy Grantham, co-fondateur de la société de gestion GMO, fait partie des exemples notables. Lorsqu’il a débuté dans le secteur de l’investissement en 1965, il a adopté sans hésiter la recette des vieux loups de mer et misé sur les valeurs décotées.
De son point de vue, Ben Graham avait mâché le travail en démontrant que « les ratios importants finissent toujours par renouer avec leurs tendances anciennes ». Pourquoi ne pas suivre ce chemin ? Acheter des entreprises mal en point et attendre le renversement de tendance ?
« Et [cela] a fonctionné ! Pendant dix ans, les laissés-pour-compte bon marché ont surclassé le marché grâce au redressement de leurs marges. Idem pour la décennie suivante. Et la suivante.
Ce n’était pas un jeu d’enfant, mais pas loin. Groupe d’actions ou marché tout entier, il y avait toujours des envolées ponctuelles. Mais qui finissaient par retomber, parfois pour de trop nombreuses années. En règle générale, les marges [bénéficiaires] atones remontaient et les gérants axés sur la valeur ont eu la belle vie pendant des décennies », écrit Jeremy Grantham.
Grantham était intelligent. Et chanceux. Il avait compris qu’il pouvait profiter des idées des autres et réussi à trouver des « autres » de haut vol, c’est incontestable. Mais il a aussi eu la chance de naître en 1938, et pas en 1968.
Une génération de plus et sa carrière commençait au milieu des années 1990. Depuis lors, l’investissement axé sur la valeur a enchaîné les déconvenues.
Fin de partie
L’approche s’est, un temps, révélée pertinente pour les petites capitalisations. Depuis le 1er janvier 1995, l’indice Russell 2000 Value a largement surclassé le Russell 2000 Growth (+10,74% en performance annualisée contre +7,77% pour son concurrent axé sur les valeurs de croissance).
Mais cet avantage ne provient que du début de la période : sur quinze ans glissants, les deux indices affichent des rendements quasi similaires.
(Notre jeune Grantham aurait donc, si on lui avait confié un fonds en petites capitalisations, engrangé un gain époustouflant sur les sept premières années.
Le fonds aurait attiré l’attention et les nouveaux actifs, après quoi sa performance serait retombée au ras des pâquerettes.
Sa mésaventure aurait alors fait une excellente fable : l’histoire des vilains petits fonds prospères qui trébuchent lorsqu’ils grossissent, entravés par leur excès de nouveaux actifs.
En réalité, les problèmes du fonds auraient été liés à des tendances de marché plus générales, et non aux actions en sa possession. Pourtant, les faits auraient corroboré la thèse des petites sociétés et de leur incapacité à reproduire le succès des débuts une fois devenues de grandes entreprises.
Mais, dans ce cas précis, corrélation n’aurait pas valu causalité. Le lien était purement fortuit.)
Avec les grandes valeurs, les choses sont plus simples : l’investissement axé sur la valeur n’a strictement rien rapporté depuis le milieu des années 1990.
Depuis janvier 1995, l’indice S&P 500 Growth surclasse son jumeau misant sur les valeurs décotées. Le S&P 500 Value s’en sort légèrement mieux sur quinze ou vingt ans glissants, mais s’inscrit en retrait sur cinq ou dix ans glissants. Au final, c’est bonnet blanc et blanc bonnet.
Ceux qui attendent
Lorsqu’on les interroge sur cet interminable marasme, les investisseurs qui misent sur la valeur préconisent la prudence. Oui, les actions décotées n’ont pas suivi leur schéma historique, mais ce sont des choses qui arrivent.
Si les investissements risqués étaient dotés d’une garantie de succès, ce ne serait pas des investissements risqués. Ne voyez pas les difficultés des valeurs décotées comme un problème, mais comme une opportunité. Plus l’approche axée sur la valeur souffre, plus sa reprise est spectaculaire.
Ces arguments ne sont pas dénués de bon sens. C’est d’ailleurs l’une des bases de l’investissement : la récompense est d’autant plus grande que les perspectives paraissent sombres. En 1979, BusinessWeek titrait sur « la mort des actions ».
Avec le recul, l’hebdomadaire annonçait davantage une mauvaise période pour l’achat d’actions que des difficultés à la vente. Deux décennies plus tard, beaucoup se sont interrogés sur la pertinence de l’investissement axé sur la valeur dans la « nouvelle ère » des valeurs technologiques. Ce style a rapidement connu ses trois meilleures années depuis un certain temps.
La nature humaine a aussi un rôle à jouer. Nous avons souvent du mal à revenir sur nos certitudes, même lorsque les preuves sont contre nous.
Et les choses sont pires encore pour les gérants de fonds, qui ont souvent un âge certain et une carrière brillante derrière eux. Notre réflexe naturel (et souvent très convaincant pour les observateurs), c’est de démontrer notre « conviction » en répétant les mêmes affirmations.
Le courage des mots
Ce n’est pas le cas de Jeremy Grantham. Dans son article pour le dernier bulletin trimestriel de GMO, il affirme que « tout semble très différent cette fois-ci ». Titre accrocheur, d’autant que ce « semble » lui laisse une certaine marge de manœuvre.
Jeremy Grantham sous-entend pourtant une possible altération des conditions qui avaient soutenu l’investissement axé sur la valeur, style qu’il a appris de Ben Graham et a pratiqué pendant des années. Sacrée réflexion pour un gérant de portefeuille bien établi.
Vendredi prochain, nous étudierons ici même les arguments de Grantham. Qu’est-ce qui a fait déraper l’investissement axé sur la valeur ? Que faudrait-il changer pour que les valeurs décotées retrouvent les faveurs des investisseurs ?