Pourquoi malgré des taux d’intérêt historiquement bas, les pays développés n’arrivent-ils pas à retrouver le rythme de développement économique d’avant crise, en particulier en Europe ? De nombreux économistes mettent en avant le manque de réformes structurelles.
L’explication peut faire sens, mais elle est incomplète, selon l’économiste Richard Koo, président du Nomura Research Institute, dans un ouvrage publié en début d’année, intitulé The Other Half of Macroeconomics (Wiley). En outre elle conduit à ne pas faire usage de la bonne boîte à outils.
Récession par le bilan
Si l’économie tarde à repartir, explique-t-il, c’est parce que les agents économiques (ménages, entreprises) doivent assainir leur situation financière (leur bilan) et/ou ne trouvent pas d’opportunités d’investissement suffisamment rentables. Peu importe que les conditions financières soient favorables, leur priorité n’est pas la maximisation des profits. L’argent est disponible, mais les emprunteurs font défaut.
Dans le cas des pays développés, ce problème, qualifié par Koo de « récession par le bilan », se double d’un second défi. Après un âge d’or économique qui a duré jusqu’à la fin des années 1970, la plupart des pays développés sont depuis confrontés à la concurrence croissance d’autres nations émergentes, plus concurrentielles et qui attirent des capitaux en quête de rentabilité.
Pour pouvoir sortir la tête hors de l’eau et faire face à la menace de ces pays « poursuivants » (Chine, Inde notamment), les pouvoirs publics doivent intervenir par le biais de la dépense publique, en mettant l’accent sur les leviers de création de richesse sur le long terme : l’éducation, l’innovation, la fiscalité et la (dé)réglementation. Une notion qui est loin de faire consensus parmi les économistes et n’est pas la priorité des dirigeants politiques, dont les résultats sont le plus souvent jugés sur le court terme.
Le problème est qu’en ne s’attaquant pas au cœur du problème, les dirigeants politiques font le lit des populismes et des mouvements extrémistes, estime Richard Koo.
Quatre états possibles de l’économie
Autre défi pour les dirigeants : l’équilibre entre épargne et investissement est précaire et changeant. Jusqu’à présent, les économistes n’ont le plus souvent envisagé l’économie que dans un état ou seuls les épargnants pouvaient faire défaut (état 2 dans le graphique). Ceci se produit lorsque, par exemple, la banque centrale relève ses taux pour lutter contre l’inflation.
Or, depuis les années 1980, l’expérience du Japon puis celle des pays occidentaux dans les années 2000 montre que l’économie peut aussi connaître des situations où ce sont les emprunteurs qui font défaut, voire prêteurs ET emprunteurs (états 3 et 4).
Dans ces situations, la politique monétaire est impuissante et inefficace. Peu importe le montant des liquidités injectées par les banques centrales dans le système financier, elles n’arrivent pas aux agents économiques sous forme de crédit, mais restent au bilan des banques commerciales. Ces dernières sont confrontées à la chute des rendements et doivent restructurer leur bilan – dynamique agravée par la pression réglementaire (renforcer les fonds propres et prendre moins de risque).
Aussi, en dépit de taux d’intérêt très bas, consommateurs et entreprises hésitent à investir, et ne contribuent pas à relancer l’activité.
Début 2017, soit près de dix ans après le début de la crise financière, le taux d’épargne du secteur privé en Europe atteignait 4,62% du PIB. « Dans de telles circonstances, l’économie ne peut s’améliorer si les pouvoirs publics ne font pas l’inverse de ce que fait le secteur privé et dépensent un montant équivalent du PIB », écrit Richard Koo.
Orthodoxie budgétaire
Bien évidemment, un tel propos se heurte à la sacro-sainte orthodoxie budgétaire inscrite dans le Traité de Maastricht. Et c’est bien là que le bât blesse, selon Koo.
L’orthodoxie des autorités européennes a alimenté une crise du crédit prolongée et a affaible l’économie, alimentant le succès des partis politiques populistes. Contre toute logique, la Commission européenne, mais aussi le FMI, ont préconisé la « consolidation budgétaire » quand il fallait au contraire relancer l’activité.
Au moment où le système bancaire européen connaissait de graves difficultés, les Européens auraient pu s’inspirer davantage de la manière dont les Japonais ont traité la crise bancaire des années 1990 ou de la façon dont la Réserve fédérale sous Paul Volker a géré la crise mexicaine de 1982.
De leur côté, les Européens ont eu le plus grand mal à faire la distinction entre crise bancaire ordinaire (faillite d’une banque sans répercussion pour l’ensemble du système) et crise systémique (lorsque le système financier dans son ensemble est menacé). Si leur analyse avait été juste, les autorités européennes n’auraient pas demandé à la fois à leurs banques de renforcer leur bilan et d’éliminer leurs créances douteuses, deux mesures qui n’aident pas à relancer le crédit. « Les autorités devraient tout faire pour arrêter la crise du crédit dans un premier temps, avant de laisser les banques utiliser leurs résultats pour éliminer leurs créances douteuses », observe Richard Koo.
Si de tels propos ont reçu, au fil du temps, un écho favorable outre-Atlantique et au Japon selon l’auteur, les Européens ont jusqu’à présent eu tendance à faire la sourde oreille.
Dynamique du développement économique
Au-delà de la réflexion sur le rôle des politiques publiques et leur rôle contra-cyclique, Koo propose une analyse plus globale du développement économique.
Son analyse distingue trois stades de développement: une première phase d’industrialisation, où les inégalités sont importantes et pendant laquelle les détenteurs du capital prospèrent (fin 19ème-début 20ème en Europe). Une deuxième phase, qualifiée « d’âge d’or » (années 1950 à 1975), durant laquelle les fruits de la croissance économique sont mieux répartis, la consommation et l’investissement jouant un rôle moteur.
Mais cette situation ne dure pas. Arrive un stade où les salaires atteignent un niveau qui pèse sur la compétitivité. D’autres pays gagnent alors des parts de marché (Japon dans les années 70-80, Corée du Sud et Asie du Sud-Est dans les années 90, puis la Chine à partir de son entrée à l’OMC à partir de 2001).
Les entreprises des pays « poursuivis » (comprenez développés) préfèrent chercher à investir à l’étranger où les opportunités d’investissement sont plus rentables que dans leur pays d’origine. Dans cette phase, les gains de productivité ralentissent, ce qui pèse sur le pouvoir d’achat des ménages et la rentabilité des entreprises.
Il n’y a toutefois pas de fatalité. Un pays qui serait « poursuivi » peut reprendre de l’avance.
« Maintenant que la plupart des économies développées sont dans cette troisième phase, l’enjeu pour les décideurs politiques devrait être de réorganiser la société pour maximiser le potentiel de croissance économique. » Facile à dire, mais comment faire concrètement ?
Là encore, quand une économie est « poursuivie », la politique monétaire est peu efficace, l’inflation n’étant pas vraiment un problème. En revanche, la politique budgétaire et une politique de l’offre qui permettent aux agents économiques de s’adapter et d’améliorer leur productivité fait sens. L’enjeu ici est de parier sur l’éducation et la formation des salariés, d’aider l’innovation, d’adopter une fiscalité incitative et de déréguler lorsque cela fait sens.
Richard Koo prône même la constitution d’un comité budgétaire indépendant qui serait en mesure d’orienter la dépense publique vers des projets d’infrastructures dont l’impact serait positif pour la société. Ceci permettrait de flécher la dépense publique de manière efficace et rentable, le temps que le secteur privé assainisse son bilan et puisse prendre le relais.
Comprendre l’illustration
Source : Richard Koo (2017)
Prêteurs et emprunteurs sont présents en nombre suffisant => le taux d’intérêt est à l’équilibre.
Les emprunteurs sont présents, mais pas les prêteurs en raison de leurs problèmes de dette (crise financière, crise du crédit) => les taux des prêts sont supérieurs à ceux de la politique économique.
Les emprunteurs sont présents mais les prêteurs font défaut, en raison des problèmes de bilan de ces derniers et/ou du manque d’opportunités d’investissement (récession par le bilan, stagnation séculaire) => les taux d’intérêt sont ultra-bas. L’état 3 représente celui dans lequel la plupart des pays développés se trouvent aujourd’hui.
Prêteurs et emprunteurs sont absents du fait de problèmes persistents au niveau de leur bilan pour les premiers et de créances douteuses pour les seconds (après l’éclatement d’une bulle) => taux d’intérêt ultra-bas, mais seulement pour les emprunteurs les mieux notés.